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20 avril 2010

La pause déjeuner

Au travail, quand je suis nouvelle, les pauses repas sont des moments délicats. Je crains qu'on me parle, je crains qu'on ne me parle pas. Je noie ma gaucherie dans des rondes compliquées de petits pas myopes. Les autres deviennent un grand ensemble homogène et compétent de gens qui savent exactement où se trouvent les couverts, le dessert, les napkins, la poubelle; qui n'hésitent pas pour déposer le plateau après s'être débarrassé en adulte d'une soupe aux vermicelles. Moi plutôt je reste bloquée entre l'évier et la poubelle, avec à la main mon bol de liquide où flotte un peu de solide.
Mais je ne suis pas vraiment au travail et ma place n'a pas encore de nom. On ne m'a pas choisie, je suis arrivée, on s'est poussé un peu et maintenant je mange parmi eux. Les gens du triage ont faim, leur travail est physique, ils s'attablent par groupe et portent encore leur tablier avec pour certains un protège-cheveux sur la tête. Je reconnais là plusieurs visages marqués aperçus lors de ma première visite. Je les reconnais parmi la foule relative parce qu'ils sont différents, leurs corps et leur regard sont différents, ils sont sous traitement ou bien déficients; beaucoup de choses trahissent à mes yeux leur condition sans qu'il me soit possible de la définir.
Je ne mange pas dans la même salle qu'eux finalement, j'y viendrai vider mon plateau et attendre la reprise. Je mange dans une autre pièce très petite aux murs vert pistache avec le directeur des approvisionnements pour qui j'ai travaillé le matin. En arrivant dans le réfectoire qu'il balaye du regard, il a dit « il n'y a pas de place ici » et je l'ai suivi.
Nous mangeons dans ce qui ressemble à un parloir de prison ou comme le dit un camionneur qui passe devant notre porte ouverte à un bureau de psychologue. Enfin, un lieu conçu pour faire advenir la parole, sans rien d'autre que des murs aveugles pour amplifier le moindre chuchotement. Nous parlons donc, lui surtout qui ne mange pas vraiment. Je mange avec un air de fille simple pour qui tout est de bon aloi, sauf la soupe que je repousse discrètement.
Il m'explique son travail et j'abandonne un peu les signes de l'écoute pour l'écoute elle-même. Il est le directeur des approvisionnements. Il est donc en charge de fournir aux 211 organismes de la ville les ressources alimentaires que ceux-ci distribueront directement aux personnes qui viennent les solliciter. Son travail consiste à essayer de prévoir la demande pour répartir équitablement les ressources. Il suit le cours en bourse des céréales, des hydrocarbures pour avoir une idée de ce qui coûtera plus cher dans les épiceries et qui sera ainsi plus réclamé aux organismes des arrondissements urbains. Il essaie de prévoir mais aussi d'interpréter la demande. Ce qu'il distribue, il ne le vend pas, ce sont des restes.

7 avril 2010

Nourrir une ville

Ce matin je dois être à à 8h30 à la banque alimentaire qui est à l'autre bout de la ville, c'est à dire plus proche de l'aéroport que de mon bout. J'ai mis le réveil à 4h00 pour travailler avant le rendez-vous et aussi parce qu'en ce moment, j'essaie de me lever plus tôt que de me coucher plus tard. Ce matin, je me lève, j'éteins le réveil et me recouche, ma conscience inutile et complice de ce répit. À 7h00, j'ouvre les yeux. À la sensation de mes muscles et mes yeux reposés, je comprend, je vérifie l'heure qui confirme, je bondis, merde merde merde.

Un grand nombre de gestes utiles, et d'autres beaucoup moins, un long fond de radio, un orage printanier soudain, une pluie battante me séparent encore du moment où j'arrive à l'entrepôt avec 45 minutes de retard.

Au questionnaire de «pré-embauche», à la liste des tâches que je voulais bien faire, j'avais coché tout sauf organisation d'événements spéciaux, et j'avais souligné triage, plus manuel plus frontal mieux pour moi.

La nourriture arrive à la banque sous différents conditionnements, on ouvre, on trie, d'un côté les fruits blettes, les légumes trop flétris, de l'autre les produits encore bons qu'on reconditionne en palettes et qui sont distribués dans les 211 (215?) organismes de la ville qui fournissent de l'aide alimentaire. D'autres produits sont envoyés aussi en soutien en région, et j'entendrai au téléphone dans le bureau : «j'ai deux brocolis pour Saguenay». Deux brocolis se mesurent en palette et ça en fait beaucoup pour une soupe de ménage.

J'arrive. Celui qui m'avait accueilli la première fois me renvoie vers un autre, plus important je le sens. On part en vitesse vers la salle de l'entrepôt où toute l'activité liée aux marchandises se concentre (réception, tri, stockage, départ des marchandises). Toute la bâtisse est en rénovation et l'activité y est compliquée par la tenue des travaux qui réorganisent son espace. Les ouvriers travaillent bénévolement, ce qui veut dire que les compagnies qui les emploient ne chargent pas l'organisme et lui prêtent cette main d'œuvre.

En route vers le bureau de l'entrepôt d'où se gèrent les approvisionnements, arrêt par la cafétéria : un café ? Oui volontiers. On reprend le couloir avec nos gobelets, je sirote un peu, le café est inbuvable, le lait aura tourné.

Nous arrivons dans l'entrepôt actif sombre et bruyant, et entrons dans le bureau toute de suite à droite. Le chef s'assoie ouvre son outlook et commence à m'expliquer ce que je vais faire. Je ne vais pas au triage ? non non. Bon. Je vais plutôt remplir une base de données des contacts de fournisseurs. Le bureau où je suis installée est celui que le directeur des approvisionnements partage avec tous ceux employés ou bénévoles (je ne les distingue pas aisément même si la distinction est importante) qui ont quelque chose à y faire; les livreurs qui viennent prendre leur route sur le planning, et beaucoup d'autres dont je ne fais que deviner le rôle au travers des bribes que j'attrape en espagnol en anglais en français. Je relève la tête à chaque fois pour saluer et me présenter mais après voir salué deux fois la même personne en l'espace de cinq minutes, je me modère un peu et m'abstrait dans ma tâche reposante, presque familière.