Les poires c'est fragile alors quand des palettes de poires arrivent qui sont déjà des fruits que les épiceries ne veulent plus, il ne faut pas les faire attendre.
Il y a, à un endroit de l'entrepôt, une sorte de comptoir assez large séparé en son milieu et sur sa longueur par une étagère. On peut s'y mettre à trois de chaque côté et face à face. Une des extrémités du comptoir est fermée par une benne qui reçoit les fruits pourris. Les fruits pourris de la benne sont achetés par un agriculteur qui en fait son compost. Il vient le chercher une fois par semaine. L'été une semaine c'est long dans la chaleur sous la tôle de l'entrepôt. Je suis au tri ce matin là. Je porte des gants en caoutchouc comme les infirmières pour les soins, un tablier en plastique jetable. Je suis installée proche de le benne. Je prend un carton de poires derrière moi; dans le carton il y un sac en pastique et à l'intérieur les fruits en vrac; je renverse le carton; je vide les poires devant moi; je jette le sac dans le sac poubelle accroché sous le comptoir, à mes pieds; je tasse le carton à ma droite, il recueillera les bons fruits et à ma gauche je balance ceux que personne ne voudrait. Il faut faire vite, il y a deux palettes de cartons. Mais les consignes sont contradictoires : il faut à la fois ne pas gâcher, tout en ne compromettant pas le stock avec des fruits douteux, « sauver le plus possible » ≠ « ne pas laisser passer de fruits abîmés ». Certains cartons sont remplis de fruits blettes, je sauve difficilement deux, trois poires. D'autres sont mieux préservés. Il faut alors juger, trier et le faire vite avec les autres en face et à côté qui font la même chose. Les yeux ne suffisent pas il faut avec les doigts tester la résistance de la chair et de la peau ; si un pouce s'enfonce, que la peau risque de percer, on balance. Il arrive que le fruit soit beau sauf à un endroit que mon pouce détecte et du bout de l'ongle je craque la peau. À la maison je prendrais mon couteau pour escamoter le doute et manger le reste. Ici je suis partagée. Est-ce que je sauve le plus possible ou je trie le mieux possible ? Est-ce qu'on peut parler de gâchis quand les biens gérés sont déjà au rebut? Jusqu'où faire porter sur le dos du dernier maillon de la chaîne, la responsabilité de ne rien perdre de ce que le système rejette (après l'avoir produit). Soit comment ne rien perdre de ce qui est perdu. Considérant que les fruits jetés à ma gauche sont rachetés par un fermier qui en fait son compost, et qu'au final plus rien ne se perd plus, je décide de remplir mes cartons avec des fruits très beaux qui pourront faire encore envie. Je m'absorbe à maintenir ce cap dans le renouvellement permanent du choix, je ne vois plus les cartons défiler.
27 mai 2010
5 mai 2010
La reprise
Je pars de loin pour y aller et je n'y vais pour l'instant qu'une fois par semaine, ma rentrée hebdomadaire le ventre noué. J'y retourne demain. Les deux dernières fois, le 16 avril et la semaine suivante, je me suis enregistrée sur le chemin de l'aller et du retour. Je réécoute ce soir les enregistrements pour retranscrire ma voix que je trouve étonnamment posée comme peut l'être sans doute une voix que personne n'écoute. J'aime le bruit des essuies-glaces et du clignotant qui dominent. Ils sont les signes d'un corps qui ne fait pas que dire, ils libèrent la voix de cette assignation à se faire écouter, ils la déplacent. Je comprend mieux pourquoi j'aime le cinéma à la radio : les voix n'y sont pas là que pour ça, n'y sont pas là seules, on entend les gestes.
Je m'intéressais à la réflexivité du chercheur et j'en reviens, je vois bien ce qu'on y perd en croyant y gagner : du moi sur du moi et pendant ce temps là le monde tourne; à la rigueur s'intéresser à la réflexivité du chercheur sur ses outils et sur les normes qui en conditionnent l'usage. Je me suis enregistrée comme on s'achète un moleskine avant un voyage, en prévision d'y prendre des notes ou dessiner. Je ne saurais sans doute pas quoi faire de ces traces.
Je désespère parfois de l'artificialité de la recherche et des tics méthodologiques qu'on lui donne qui lui gonflent le jabot. Je voudrais plus m'abandonner et oublier mes objectifs. Je voudrais ne rien chercher.
La dernière fois que je suis allée à la banque alimentaire, c'était un jour de printemps, à la pause et au dîner les gens fumaient dehors assis sur les marches. Je ne peux pas résister à des gens qui vont s'assoir fumer au soleil. J'ai pris mon café et je suis sortie aussi. Ceux qui vont dehors se dégagent de l'hiver des cadences et du pointage, ils s'autorisent à sortir de la bâtisse de sa protection de son emprise. Je suis sûre qu'à la fin de l'été ils seront plus nombreux, plus dehors que dedans.
Il y a un groupe d'hommes assis sur la margelle du trottoir en face de la porte du réfectoire, avec un homme debout devant eux, celui qui vient du Pérou. Il leur raconte quelque chose et il s'agite beaucoup. La responsable des « dons qui rentrent », une mexicaine vive et autoritaire, s'assoit à côté de moi sur les marches entre le réfectoire et le parking et me sous-titre la scène : quand ils commencent avec la politique moi je m'en vais. Il adore la politique (elle le désigne), il était journaliste dans son pays. Ça ne m'étonne pas. Il travaille à l'entrepôt et passe de longs moments au bureau sur l'ordinateur. Je sais par elle qu'il a commencé comme bénévole et qu'il est maintenant employé, comme elle. Qu'il a travaillé fort pour cela, qu'il bénéficie pour compenser la faiblesse du salaire d'une aide alimentaire hebdomadaire. Elle m'a raconté cela ce matin. Je rentrais des coordonnées dans la base de données et je lui ai posé une question, une question bébête pour amorcer la discussion. Elle ne s'est pas fait prier : tu as déjà visité l'entrepôt ? Non je réponds même si oui. Elle a réfléchi une seconde avant de m'entraîner : bon viens avec moi. Je raconterai la prochaine fois cette visite, là elle s'en va et je reste assise à côté d'une femme qui me plaît bien. Elle doit avoir cinquante ans, les cheveux presque blancs, elle fume et on voit qu'elle n'a pas que ça, elle se tient. Elle me sourit et assez vite nous parlons. Elle accompagne un groupe, je ne sais plus comment elle le qualifie mais je l'ai vue avec eux : ils forment un groupe à la fois homogène de déficience mentale et hétérogène de gens très singuliers. Elles les accompagne au triage, ils viennent ici régulièrement pour s'occuper à quelque chose qui a un sens et soulager les familles, m'explique-t-elle. Elle reconnait que oui la tâche est fatigante, l'humidité et la station debout. Qu'elle ne reviendra probablement pas, elle remplace quelqu'un (éducatrice, aide-soignante?). On échange nos prénoms et je retourne au bureau.
Je m'intéressais à la réflexivité du chercheur et j'en reviens, je vois bien ce qu'on y perd en croyant y gagner : du moi sur du moi et pendant ce temps là le monde tourne; à la rigueur s'intéresser à la réflexivité du chercheur sur ses outils et sur les normes qui en conditionnent l'usage. Je me suis enregistrée comme on s'achète un moleskine avant un voyage, en prévision d'y prendre des notes ou dessiner. Je ne saurais sans doute pas quoi faire de ces traces.
Je désespère parfois de l'artificialité de la recherche et des tics méthodologiques qu'on lui donne qui lui gonflent le jabot. Je voudrais plus m'abandonner et oublier mes objectifs. Je voudrais ne rien chercher.
La dernière fois que je suis allée à la banque alimentaire, c'était un jour de printemps, à la pause et au dîner les gens fumaient dehors assis sur les marches. Je ne peux pas résister à des gens qui vont s'assoir fumer au soleil. J'ai pris mon café et je suis sortie aussi. Ceux qui vont dehors se dégagent de l'hiver des cadences et du pointage, ils s'autorisent à sortir de la bâtisse de sa protection de son emprise. Je suis sûre qu'à la fin de l'été ils seront plus nombreux, plus dehors que dedans.
Il y a un groupe d'hommes assis sur la margelle du trottoir en face de la porte du réfectoire, avec un homme debout devant eux, celui qui vient du Pérou. Il leur raconte quelque chose et il s'agite beaucoup. La responsable des « dons qui rentrent », une mexicaine vive et autoritaire, s'assoit à côté de moi sur les marches entre le réfectoire et le parking et me sous-titre la scène : quand ils commencent avec la politique moi je m'en vais. Il adore la politique (elle le désigne), il était journaliste dans son pays. Ça ne m'étonne pas. Il travaille à l'entrepôt et passe de longs moments au bureau sur l'ordinateur. Je sais par elle qu'il a commencé comme bénévole et qu'il est maintenant employé, comme elle. Qu'il a travaillé fort pour cela, qu'il bénéficie pour compenser la faiblesse du salaire d'une aide alimentaire hebdomadaire. Elle m'a raconté cela ce matin. Je rentrais des coordonnées dans la base de données et je lui ai posé une question, une question bébête pour amorcer la discussion. Elle ne s'est pas fait prier : tu as déjà visité l'entrepôt ? Non je réponds même si oui. Elle a réfléchi une seconde avant de m'entraîner : bon viens avec moi. Je raconterai la prochaine fois cette visite, là elle s'en va et je reste assise à côté d'une femme qui me plaît bien. Elle doit avoir cinquante ans, les cheveux presque blancs, elle fume et on voit qu'elle n'a pas que ça, elle se tient. Elle me sourit et assez vite nous parlons. Elle accompagne un groupe, je ne sais plus comment elle le qualifie mais je l'ai vue avec eux : ils forment un groupe à la fois homogène de déficience mentale et hétérogène de gens très singuliers. Elles les accompagne au triage, ils viennent ici régulièrement pour s'occuper à quelque chose qui a un sens et soulager les familles, m'explique-t-elle. Elle reconnait que oui la tâche est fatigante, l'humidité et la station debout. Qu'elle ne reviendra probablement pas, elle remplace quelqu'un (éducatrice, aide-soignante?). On échange nos prénoms et je retourne au bureau.
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