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31 mai 2011

Le jardin

il faut désherber l'allée qui longe le lot de jardin qui nous revient. Nous sommes plusieurs familles à y travailler. À genou, j'arrache les mauvaises herbes et émiette les mottes de terre dans mes doigts. Je m'oublie dans cette tâche, ça prend du temps comme j'aime. Mais arrive un doute et si j'étais trop lente? Une femme vient avec sa pelle, je recule, en quelques gestes l'allée est toute retournée il n'y a plus qu'à retirer les petites plantes improductives. Je comprend l'idée de la moyenne de temps socialement acceptable.

16 mars 2011

Camouflage

Il est à la caisse. Je ne sais pas ce qu'il vient d'acheter disons quelque chose de coûteux qui nécessite l'impression en A4 (il est en France) d'une facture en bonne et due forme comme on dit là-bas. Pendant qu'on met les formes à s'occuper de lui, il attend seul à la caisse accoudé au comptoir autorisé à ne rien faire juste divaguer du regard curieux. Justement à ses côtés il y a un panier avec de drôles de balles dans des couleurs pâtissières. Leur matière lisse un peu gonflée appelle une prise ferme qui veut les faire rebondir. Il aime jouer. De sa main droite proche du panier il fait son choix et pogne sans appel la balle rose. Stupeur. La chose n'est pas une balle, elle s'écrase s'émiette dans son poing qu'il ouvre doucement au ras du panier pour reposer le gâteau précieux écrapou l'air de rien. Il tourne la tête à gauche ne bouge plus et attend son du. Il ajoute à la catégorie «pâtisseries de couleur» l'objet macaron dont la mode n'avait pas encore rejoint le Québec où il vit habituellement.

10 mars 2011

Lunch d'appoint

Il se stationne devant la bâtisse à l'heure du lunch. Il ouvre le haillon latéral de son petit camion chromé. Là tout est bien rangé, tout est plastifié, des Joe louis, des cookies aux pépites, toutes sortes de pépites et des noix qui bossellent sous le plastique la surface des biscuits. Du café aussi, du salé, des chips, des sandwichs coupés en deux, servis avec un petit cassot de salade de choux, emballés dans du film transparent sur une barquette en styrofoam. Il range un peu quand je sors sous le grésil, le crissement du plastique sous ses mains rapides. Il s'affaire, il fume en travaillant. Un homme vieux vaguement édenté, blouse banche sur tenue défraîchie, lui parle la tête penchée tout près de lui dans son dos. J'entends l'homme du camion lui répondre «so you will pay me next week ? sure ?». Je ne m'arrête pas pour un café je marche jusqu'à l'escalier métallique qui me fera changer de niveau, marcher sur l'échangeur une dizaine de mètres, avant de redescendre pour rejoindre la rue de Gaspé et le café des japonaises.

2 mars 2011

Nous mangions

Nous courrions j'imagine que nous courrions. C'était l'été il faisait chaud, les mouches collaient, les poules caquetaient, les guêpes piquaient parfois, les vaches meuglaient et nous courrions. Quand nous étions sur les routes et que la faim nous saisissait dans le temps étiré d'une promenade un peu trop longue, nous arrachions des épis de blé. Sans s'arrêter décortiquer et saisir de nos doigts poussiéreux les graines du pain. Si tu mâches ça fait comme un chewing gum. Alors ça passait alors ça suffisait cette liberté cette solitude d'enfants. Quand plutôt que sur la route nous nous trouvions dans son périmètre, dans sa cour, traînant devant sa porte, la grand-mère nous attrapait avec sur une assiette d'énormes tartines de rillettes. Sa main m'attrapait l'épaule pour me tourner vers ce goûter que je n'aimais pas. C'était salé, c'était gras au plus loin que mes dents s'enfonçaient c'était gras mou et salé. Le pain avait une mie blanche très douce de campagne salée elle-aussi avec des cratères de bulles que la cuisson avait fait éclater. La croûte dorée était élastique, tu pouvais tirer ta bouche d'un côté que la tartine s'allongeait de l'autre sans céder. J'aurais voulu aimer mais je voulais du sucré du goûter comme en ville. Tandis que je chipotais je sens encore le coin de l'œil de ma grand-mère qui m'observait. Elle finissait par se remettre au travail, on ne peut pas trop flâner, alors je choisissais le plus petit de mes cousins pour manger mon pain.

23 février 2011

Nouvelle Orléans 3 - Les réfugiés

Nous regardons les quatre volets de la série documentaire de Spike Lee, When the levees broke sur le passage de l'ouragan Katrina et l'inondation massive de la Nouvelle Orléans. Sur l'abandon des corps, des vivants entassés et des morts gonflés d'eau; sur les corps blancs irrémédiablement séparés des corps noirs, fracture toujours encore là, toujours encore qui départage l'espace politique américain; sur le scandale de la gestion de cette crise, l'arrogance des organismes fédéraux, de Bush, de la FEMA (Federal Emergency Management Agency). Au milieu de toute cette révolte, une révolte un peu plus précise se formule qui accroche bute sur un mot : «refugees». Ça ne passe pas. Ils ont subi Katrina, ils ont perdu, on ne peut pas énumérer tout ce qu'ils ont perdu, mais quand ils ont commencé à sortir de Louisianne, qu'ils sont arrivés par avion, par bus là où on les envoyait partout aux États-Unis (dans 18 états) et qu'on les a appelés des réfugiés, ça n'est pas passé. Comme si tout à coup ils étaient devenus apatrides en leur propre pays, que l'eau avait aussi emporté cela, leur citoyenneté et qu'ils ne constituaient plus que des poches d'extérieur trouant le confort du homeland américain.

14 février 2011

La circulaire

Ça revient régulièrement, je peux prévoir dans l'entrevue le moment de son évocation, quand on dit : «Je fais mon épicerie en courant les spéciaux de la circulaire». Parfois le mot s'oublie, suspendu on cherche « vous savez le... la... ahhhh oui la... attendez la circulaire, oui c'est ça ». La circulaire désigne plusieurs feuillets brochés ensemble qui impriment la photo des produits de la semaine qu'une épicerie mets en spécial. Un journal des affaires. Les oranges de Californie à 2,99$ les 12. On l'attrape à l'entrée des supermarchés, elle est aussi distribuée en paquet dans des publisacs à nos portes. Pourquoi circulaire ? Ce journal fait courir ceux dont le budget est assez serré pour compter sur un rabais de 75 sous la livre. Parce qu'elle parle de façon imagée de la circulation des biens, de la fluctuation des valeurs, d'une politique de prix. À partir de ces feuillets s'initie des circuits ; on fait les spéciaux de Métro, de l'IGA, des 4 Frères, du Super c... Les circuits d'une alimentation au rabais.

12 février 2011

Nouvelle Orléans 2

Quand je tombe enfin sur le Mid-City Green Market, mon image « marché » s'ajuste mal à ce qui se présente à moi; si j'associe le marché plutôt à une rencontre particulière dans la proximité avec des matières brutes et les gens qui les produisent, une relation villageoise au commerce, ce marché là est bien différent. Tout petit, pas plus de six ou sept stands, à peine installé sur le parking d'un centre commercial, fragile et mal à l'aise. Quelques tables, un parasol, un peu plus loin un van au coffre ouvert sur le haillon duquel on a disposé quelques produits, là par terre, des salades, et tout autour une marée de voitures. Les stands offrent surtout des produits transformés, du pesto, du miel, des sauces ou distribuent sur des petites tables branlantes des prospectus pour un monde meilleur, vert, solidaire, américain. Une dizaine de personnes sont déjà là, circulant vaguement ou en position d'attente, beaucoup de femmes noires, dans les mains des chèques ou des grosses pièces rondes en carton bouilli, un air habitué et distant. Je m'arrête devant une table d'oranges et de mandarines, les étiquettes sur les filets indiquent que les fruits viennent de Louisiane. Il fait chaud, j'ai très soif, je me poste devant la table aux côtés d'une femme d'une cinquantaine d'années qui tripote dans ces mains les mêmes pièces alternatives; elle tient aussi ce qui ressemble à des chèques de grande taille estampillés Supplemental Nutrition Assistance Program (SNAP). Il s'agit de food stamps,les pièces étant leurs dérivés en petit change, les fameux coupons alimentaires américains dont l'usage a explosé ces dernières années. Nous attendons face à l'homme derrière la table, il ne nous regarde ni nous sert. Le calme de la femme m'incite à la patience... Mais comme c'est long... je demande enfin à l'homme pourquoi cette attente. Il m'indique l'heure à son poignet, 14h50, le marché n'ouvre qu'à 15h00. Avant cette heure, il n'a pas le droit de vendre.

21 décembre 2010

Nouvelle Orléans 1

J'avais repéré dans mon guide les quelques marchés qu'on pouvait trouver à la Nouvelle Orléans. Il faut se méfier du vocabulaire, je me doutais par exemple qu'il ne fallait rien attendre d'autres du French market le long du Mississipi que des gagdets à touristes. Par contre le Mid-City green market près du bayou St John m'intéressait. Justement cet après-midi là tombait dans ses maigres heures d'ouverture. Je repérais sur la carte les rues Toulouse et Orléans qui l'encadrent au niveau de Cortez Street.
Je prend le streetcar jusqu'à Jefferson Davis Parkway ; de là je marche vers le nord puis redescends vers l'est. Je marche longtemps dans des espaces mixtes résidentiels et friches, entrepôts pas débordés. Sur le fronton de l'un d'eux et comme le crocodile sur un polo, le jeu de mot: « Floor de lys ».

28 septembre 2010

Une entrevue

Je suis assise au bout de la table de la cuisine et j'écoute la femme assise à mes côtés, mes yeux dans les siens. Nous sommes très concentrées, elle parle vite dresse la liste des emplois qu'elle a qu'elle a eus qu'elle a perdus qu'elle a refusés. Je baisse parfois les yeux pour lui laisser un peu de répit et relâcher la fixité de l'écoute. Nos yeux qui ne se connaissent pas sont fatigués de cet échange si rapproché. Nos corps aussi arc-boutés à la table, elle pour bien raconter moi pour bien relancer. Mon visage se crispe dans des expressions neutres j'aimerais me dégourdir un peu. Son petit garçon vient se glisser contre elle pour lui demander quelque chose à l'oreille. Elle le repousse gentiment « attend encore un peu » et nous reprenons, détendues par ce léger souffle.

20 septembre 2010

La parabole des tops de muffin

Ça se passe à un vernissage. Je rencontre un ami que je n'ai pas vu depuis longtemps. Nous discutons, nous discutons, ma fille fatiguée chigne en me tirant la manche. Au moment où je veux vraiment partir, il me demande sur quoi je travaille, je réponds vite avec les seules grandes lignes, lasse et lassée moi-même.
AH, c'est drôle ça me fait penser à un épisode de la série Seinfeld tu connais Seinfeld ? (ouioui je recule un peu). Alors c'est Elaine tu vois qui c'est Elaine ?(ouioui la) c'est ça la coloc de Seinfeld. Bon et bien Elaine a décidé de se partir une business alors elle réfléchit à ce qu'elle pourrait vendre et donc à ce que les gens aiment : elle se dit ah mais les muffins! Elle pousse sa réflexion et cherche ce que les gens aiment le plus dans le muffin : ah mais le top, certainement! Guidée par cette lumière, elle décide de partir une business de tops de muffin. Ça marche du feu de dieu, tout le monde s'arrache ses tops de muffin. Tout va bien elle gagne de l'argent son entreprise est florissante, il reste cependant un petit problème : que faire de tous ces troncs de muffins étêtés ? Impossible de les jeter, elle décide de les redistribuer aux pauvres. Seulement les pauvres, ils sont comme tout le monde, ils n'en veulent pas DES TRONCS DE MUFFINS, ils veulent LES TOPS. Ils manifestent récriminent, DÉNONCENT, les médias s'en mêlent bref TOUT UN SCANDALE à base de C'EST PAS PARCE QU'ON EST PAUVRE QU'ON N'A PAS DROIT AU MEILLEUR DU MUFFIN! Tellement qu'au bout du compte Elaine doit fermer boutique.
Je suis ravie de cette parabole télévisuelle.

Complément Wikipédia : "The Muffin Tops" is the 155th episode of the sitcom Seinfeld. This was the 21st episode of the eighth season. It aired on May 8, 1997.

16 septembre 2010

La marchande

Elle cherche fébrilement sur une liste le prix des poivrons. Sa vue doit se brouiller, parce qu'elle s'y reprend à plusieurs fois pour suivre la ligne jusqu'à son bout en dollars. Il est déjà 11h30, elle a une demi heure de retard sur l'horaire prévu, elle stresse. Moi aussi de la voir mais ça me regarde moins, je donne juste un coup de main. Des clients approchent qu'on renvoie « venez dans dix minutes ». J'inscris des prix sur des étiquettes, pèse des légumes pour fixer à partir du prix en livres, le prix à l'unité. La jeune fille que j'aide me demande souvent « ça va , c'est pas trop cher ? ». Je lève le nez au ciel et répond en général à l'aveugle «non non c'est bien». Quelque fois, je baisse un peu le prix. Il ne faut pas vendre à perte mais ça ne sert à rien de se retrouver avec le stock sur les bras en fin de journée qui sera donné à un autre organisme communautaire. Ce marché ponctuel est implanté dans une sorte de HLM privé et participe d'un projet plus large de revitalisation. Les clients sont des résidents du coin, drôle de coin. On m'a dit que le propriétaire envoyait à l'aéroport des rabatteurs pour orienter des nouveaux arrivants vers ces logements misérables. La plupart des gens ne restent pas longtemps, dés qu'ils connaissent mieux la ville ou après avoir trouvé un emploi, ils choisissent une meilleure place où vivre. Quand enfin nous sommes prêtes, des femmes approchent, des enfants dans leurs jambes. On note sur une « fiche facture » chacun des produits que choisissent les clients et à la fin on remet la facture à une des deux travailleuses sociales responsables assise derrière la calculatrice. Elle fait le total et encaisse. J'accompagne une dame qui compte et recompte son change recalculant rapidement les combinaisons de légumes qu'elle pourrait se permettre. Il lui manque 25 cents pour acheter trois aubergines et un chou vert. Je décide que le chou vert convoité est abîmé et qu'une ristourne de 25 cents s'impose. La « marchande » à la calculatrice me dit sur un ton mystérieux «attention quand même, connaissant les patrons, le prix c'est le prix ». Il y a trop de monde soudain et j'oublie de lui demander qui sont ces patrons.

27 mai 2010

Le tri des fruits

Les poires c'est fragile alors quand des palettes de poires arrivent qui sont déjà des fruits que les épiceries ne veulent plus, il ne faut pas les faire attendre.
Il y a, à un endroit de l'entrepôt, une sorte de comptoir assez large séparé en son milieu et sur sa longueur par une étagère. On peut s'y mettre à trois de chaque côté et face à face. Une des extrémités du comptoir est fermée par une benne qui reçoit les fruits pourris. Les fruits pourris de la benne sont achetés par un agriculteur qui en fait son compost. Il vient le chercher une fois par semaine. L'été une semaine c'est long dans la chaleur sous la tôle de l'entrepôt. Je suis au tri ce matin là. Je porte des gants en caoutchouc comme les infirmières pour les soins, un tablier en plastique jetable. Je suis installée proche de le benne. Je prend un carton de poires derrière moi; dans le carton il y un sac en pastique et à l'intérieur les fruits en vrac; je renverse le carton; je vide les poires devant moi; je jette le sac dans le sac poubelle accroché sous le comptoir, à mes pieds; je tasse le carton à ma droite, il recueillera les bons fruits et à ma gauche je balance ceux que personne ne voudrait. Il faut faire vite, il y a deux palettes de cartons. Mais les consignes sont contradictoires : il faut à la fois ne pas gâcher, tout en ne compromettant pas le stock avec des fruits douteux, « sauver le plus possible » ≠ « ne pas laisser passer de fruits abîmés ». Certains cartons sont remplis de fruits blettes, je sauve difficilement deux, trois poires. D'autres sont mieux préservés. Il faut alors juger, trier et le faire vite avec les autres en face et à côté qui font la même chose. Les yeux ne suffisent pas il faut avec les doigts tester la résistance de la chair et de la peau ; si un pouce s'enfonce, que la peau risque de percer, on balance. Il arrive que le fruit soit beau sauf à un endroit que mon pouce détecte et du bout de l'ongle je craque la peau. À la maison je prendrais mon couteau pour escamoter le doute et manger le reste. Ici je suis partagée. Est-ce que je sauve le plus possible ou je trie le mieux possible ? Est-ce qu'on peut parler de gâchis quand les biens gérés sont déjà au rebut? Jusqu'où faire porter sur le dos du dernier maillon de la chaîne, la responsabilité de ne rien perdre de ce que le système rejette (après l'avoir produit). Soit comment ne rien perdre de ce qui est perdu. Considérant que les fruits jetés à ma gauche sont rachetés par un fermier qui en fait son compost, et qu'au final plus rien ne se perd plus, je décide de remplir mes cartons avec des fruits très beaux qui pourront faire encore envie. Je m'absorbe à maintenir ce cap dans le renouvellement permanent du choix, je ne vois plus les cartons défiler.

5 mai 2010

La reprise

Je pars de loin pour y aller et je n'y vais pour l'instant qu'une fois par semaine, ma rentrée hebdomadaire le ventre noué. J'y retourne demain. Les deux dernières fois, le 16 avril et la semaine suivante, je me suis enregistrée sur le chemin de l'aller et du retour. Je réécoute ce soir les enregistrements pour retranscrire ma voix que je trouve étonnamment posée comme peut l'être sans doute une voix que personne n'écoute. J'aime le bruit des essuies-glaces et du clignotant qui dominent. Ils sont les signes d'un corps qui ne fait pas que dire, ils libèrent la voix de cette assignation à se faire écouter, ils la déplacent. Je comprend mieux pourquoi j'aime le cinéma à la radio : les voix n'y sont pas là que pour ça, n'y sont pas là seules, on entend les gestes.
Je m'intéressais à la réflexivité du chercheur et j'en reviens, je vois bien ce qu'on y perd en croyant y gagner : du moi sur du moi et pendant ce temps là le monde tourne; à la rigueur s'intéresser à la réflexivité du chercheur sur ses outils et sur les normes qui en conditionnent l'usage. Je me suis enregistrée comme on s'achète un moleskine avant un voyage, en prévision d'y prendre des notes ou dessiner. Je ne saurais sans doute pas quoi faire de ces traces.
Je désespère parfois de l'artificialité de la recherche et des tics méthodologiques qu'on lui donne qui lui gonflent le jabot. Je voudrais plus m'abandonner et oublier mes objectifs. Je voudrais ne rien chercher.
La dernière fois que je suis allée à la banque alimentaire, c'était un jour de printemps, à la pause et au dîner les gens fumaient dehors assis sur les marches. Je ne peux pas résister à des gens qui vont s'assoir fumer au soleil. J'ai pris mon café et je suis sortie aussi. Ceux qui vont dehors se dégagent de l'hiver des cadences et du pointage, ils s'autorisent à sortir de la bâtisse de sa protection de son emprise. Je suis sûre qu'à la fin de l'été ils seront plus nombreux, plus dehors que dedans.
Il y a un groupe d'hommes assis sur la margelle du trottoir en face de la porte du réfectoire, avec un homme debout devant eux, celui qui vient du Pérou. Il leur raconte quelque chose et il s'agite beaucoup. La responsable des « dons qui rentrent », une mexicaine vive et autoritaire, s'assoit à côté de moi sur les marches entre le réfectoire et le parking et me sous-titre la scène : quand ils commencent avec la politique moi je m'en vais. Il adore la politique (elle le désigne), il était journaliste dans son pays. Ça ne m'étonne pas. Il travaille à l'entrepôt et passe de longs moments au bureau sur l'ordinateur. Je sais par elle qu'il a commencé comme bénévole et qu'il est maintenant employé, comme elle. Qu'il a travaillé fort pour cela, qu'il bénéficie pour compenser la faiblesse du salaire d'une aide alimentaire hebdomadaire. Elle m'a raconté cela ce matin. Je rentrais des coordonnées dans la base de données et je lui ai posé une question, une question bébête pour amorcer la discussion. Elle ne s'est pas fait prier : tu as déjà visité l'entrepôt ? Non je réponds même si oui. Elle a réfléchi une seconde avant de m'entraîner : bon viens avec moi. Je raconterai la prochaine fois cette visite, là elle s'en va et je reste assise à côté d'une femme qui me plaît bien. Elle doit avoir cinquante ans, les cheveux presque blancs, elle fume et on voit qu'elle n'a pas que ça, elle se tient. Elle me sourit et assez vite nous parlons. Elle accompagne un groupe, je ne sais plus comment elle le qualifie mais je l'ai vue avec eux : ils forment un groupe à la fois homogène de déficience mentale et hétérogène de gens très singuliers. Elles les accompagne au triage, ils viennent ici régulièrement pour s'occuper à quelque chose qui a un sens et soulager les familles, m'explique-t-elle. Elle reconnait que oui la tâche est fatigante, l'humidité et la station debout. Qu'elle ne reviendra probablement pas, elle remplace quelqu'un (éducatrice, aide-soignante?). On échange nos prénoms et je retourne au bureau.

20 avril 2010

La pause déjeuner

Au travail, quand je suis nouvelle, les pauses repas sont des moments délicats. Je crains qu'on me parle, je crains qu'on ne me parle pas. Je noie ma gaucherie dans des rondes compliquées de petits pas myopes. Les autres deviennent un grand ensemble homogène et compétent de gens qui savent exactement où se trouvent les couverts, le dessert, les napkins, la poubelle; qui n'hésitent pas pour déposer le plateau après s'être débarrassé en adulte d'une soupe aux vermicelles. Moi plutôt je reste bloquée entre l'évier et la poubelle, avec à la main mon bol de liquide où flotte un peu de solide.
Mais je ne suis pas vraiment au travail et ma place n'a pas encore de nom. On ne m'a pas choisie, je suis arrivée, on s'est poussé un peu et maintenant je mange parmi eux. Les gens du triage ont faim, leur travail est physique, ils s'attablent par groupe et portent encore leur tablier avec pour certains un protège-cheveux sur la tête. Je reconnais là plusieurs visages marqués aperçus lors de ma première visite. Je les reconnais parmi la foule relative parce qu'ils sont différents, leurs corps et leur regard sont différents, ils sont sous traitement ou bien déficients; beaucoup de choses trahissent à mes yeux leur condition sans qu'il me soit possible de la définir.
Je ne mange pas dans la même salle qu'eux finalement, j'y viendrai vider mon plateau et attendre la reprise. Je mange dans une autre pièce très petite aux murs vert pistache avec le directeur des approvisionnements pour qui j'ai travaillé le matin. En arrivant dans le réfectoire qu'il balaye du regard, il a dit « il n'y a pas de place ici » et je l'ai suivi.
Nous mangeons dans ce qui ressemble à un parloir de prison ou comme le dit un camionneur qui passe devant notre porte ouverte à un bureau de psychologue. Enfin, un lieu conçu pour faire advenir la parole, sans rien d'autre que des murs aveugles pour amplifier le moindre chuchotement. Nous parlons donc, lui surtout qui ne mange pas vraiment. Je mange avec un air de fille simple pour qui tout est de bon aloi, sauf la soupe que je repousse discrètement.
Il m'explique son travail et j'abandonne un peu les signes de l'écoute pour l'écoute elle-même. Il est le directeur des approvisionnements. Il est donc en charge de fournir aux 211 organismes de la ville les ressources alimentaires que ceux-ci distribueront directement aux personnes qui viennent les solliciter. Son travail consiste à essayer de prévoir la demande pour répartir équitablement les ressources. Il suit le cours en bourse des céréales, des hydrocarbures pour avoir une idée de ce qui coûtera plus cher dans les épiceries et qui sera ainsi plus réclamé aux organismes des arrondissements urbains. Il essaie de prévoir mais aussi d'interpréter la demande. Ce qu'il distribue, il ne le vend pas, ce sont des restes.

7 avril 2010

Nourrir une ville

Ce matin je dois être à à 8h30 à la banque alimentaire qui est à l'autre bout de la ville, c'est à dire plus proche de l'aéroport que de mon bout. J'ai mis le réveil à 4h00 pour travailler avant le rendez-vous et aussi parce qu'en ce moment, j'essaie de me lever plus tôt que de me coucher plus tard. Ce matin, je me lève, j'éteins le réveil et me recouche, ma conscience inutile et complice de ce répit. À 7h00, j'ouvre les yeux. À la sensation de mes muscles et mes yeux reposés, je comprend, je vérifie l'heure qui confirme, je bondis, merde merde merde.

Un grand nombre de gestes utiles, et d'autres beaucoup moins, un long fond de radio, un orage printanier soudain, une pluie battante me séparent encore du moment où j'arrive à l'entrepôt avec 45 minutes de retard.

Au questionnaire de «pré-embauche», à la liste des tâches que je voulais bien faire, j'avais coché tout sauf organisation d'événements spéciaux, et j'avais souligné triage, plus manuel plus frontal mieux pour moi.

La nourriture arrive à la banque sous différents conditionnements, on ouvre, on trie, d'un côté les fruits blettes, les légumes trop flétris, de l'autre les produits encore bons qu'on reconditionne en palettes et qui sont distribués dans les 211 (215?) organismes de la ville qui fournissent de l'aide alimentaire. D'autres produits sont envoyés aussi en soutien en région, et j'entendrai au téléphone dans le bureau : «j'ai deux brocolis pour Saguenay». Deux brocolis se mesurent en palette et ça en fait beaucoup pour une soupe de ménage.

J'arrive. Celui qui m'avait accueilli la première fois me renvoie vers un autre, plus important je le sens. On part en vitesse vers la salle de l'entrepôt où toute l'activité liée aux marchandises se concentre (réception, tri, stockage, départ des marchandises). Toute la bâtisse est en rénovation et l'activité y est compliquée par la tenue des travaux qui réorganisent son espace. Les ouvriers travaillent bénévolement, ce qui veut dire que les compagnies qui les emploient ne chargent pas l'organisme et lui prêtent cette main d'œuvre.

En route vers le bureau de l'entrepôt d'où se gèrent les approvisionnements, arrêt par la cafétéria : un café ? Oui volontiers. On reprend le couloir avec nos gobelets, je sirote un peu, le café est inbuvable, le lait aura tourné.

Nous arrivons dans l'entrepôt actif sombre et bruyant, et entrons dans le bureau toute de suite à droite. Le chef s'assoie ouvre son outlook et commence à m'expliquer ce que je vais faire. Je ne vais pas au triage ? non non. Bon. Je vais plutôt remplir une base de données des contacts de fournisseurs. Le bureau où je suis installée est celui que le directeur des approvisionnements partage avec tous ceux employés ou bénévoles (je ne les distingue pas aisément même si la distinction est importante) qui ont quelque chose à y faire; les livreurs qui viennent prendre leur route sur le planning, et beaucoup d'autres dont je ne fais que deviner le rôle au travers des bribes que j'attrape en espagnol en anglais en français. Je relève la tête à chaque fois pour saluer et me présenter mais après voir salué deux fois la même personne en l'espace de cinq minutes, je me modère un peu et m'abstrait dans ma tâche reposante, presque familière.

15 mars 2010

Stage

Je suis partie à Paris pour y travailler - un peu - différemment. J'ai beaucoup moins travaillé, c'est ça qui diffère le plus. J'ai été seule au milieu de beaucoup de gens, seule et bien entourée donc. Le travail n'a pas bougé, il s'est durci dans l'abandon comme une baguette de plusieurs jours. Il faudra plus que du lait pour pouvoir commencer à nouveau, mais ce pain là n'est pas perdu.

4 février 2010

Commencer

Il y a plusieurs années, j'avais été bouleversée par le film de Laurent Cantet Ressources humaines. Je me souviens particulièrement d'une scène où le fils affrontait son père vissé à sa machine malgré la grève des autres travailleurs :
« tu vas quand même pas te remettre à bosser. T'es viré, tu entends, T'ES VIRÉ!»
J'avais pleuré, pour plein de raisons et aussi parce qu'il y avait de la beauté à cet affrontement entre un jeune cadre et son père ouvrier.
Je n'aurais jamais crié ainsi sur mon père
Le pire c'est qu'il avait raison, le fils, et son père ne lui laissait pas d'autre choix que celui de cette clairvoyance brutale.
Mon père était mort, lui aussi avait souffert par le travail, mais pas que...
Jalil Lespert, bien que trop jeune, pourrait être passé dans la classe de L'argent de poche face à laquelle Stévenin dépliait si bien le paradoxe qui nous attache : la vie est dure mais elle est belle et c'est pour ça qu'on y tient tellement.